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Par
Balse
en rapport à
Attentats simultanés (Paris)

Attaque intime

Vendredi 13 novembre, 22h30, je rentre chez moi en métro depuis Montreuil où j’ai assisté à une morne soirée festive. Avant de partir, la femme qui tenait le bar nous a parlé d’attaques dans un café du côté d’Oberkampf. Encore du sensationnel me suis-je dit, de la sur-réaction médiatisée pour ce qui doit relever d’un simple règlement de compte (je n’étais pas à Paris en Janvier, peut-être mes réflexes de peur en sont-ils amoindris ?) A la station Nation, on nous annonce que République et Oberkampf sont fermées ; je change d’itinéraire et prend la ligne 2. Arrivée à Belleville, je descends. Rien, il ne se passe rien qui modifie quoi que ce soit à l’impression que me fait le trajet habituel qui me ramène chez moi. Attirée, comme mes congénères, par le sensationnel, et intriguée par les motifs qui m’ont détournée du trajet prévu, je me rue sur internet à peine passée la porte de mon appartement. La nuit, peu réparatrice, je la passe collée à la radio, dans une alternance de nouvelles atterrantes, de sommes et de sirènes de police incessantes. Au matin, des sms d’amitié me parviennent, j’en envoie d’autres, puis il se confirme que le colloque auquel je devais assister dans une université parisienne est annulé, que vais-je faire de cette journée ? Une incommensurable tristesse et le vide me gagnent ; j’ai l’impression, chez moi, d’être enfermée dans une boîte, celle de laquelle je peine à sortir depuis qu’à l’âge de 12 puis 13 ans, dans la succession des deux décès tragiques qui ont frappés ma famille, celle-ci a décidé que j’étais trop jeune pour assister aux obsèques de proches que j’aimais, et que je n’ai pas eu l’occasion de pleurer avec les miens, ni avant, ni après ces funérailles d’où j’ai été absentée. Je sors, j’ai besoin d’aller faire un tour dans mon quartier, d’aller voir des gens, d’aller là où des tueries ont eu lieu, à deux pas de la station Belleville où, hier soir, il ne se passait rien. Je descends la rue de Belleville en me demandant si je vais acheter des fleurs, je passe devant un magasin qui en vend, mais je diffère l’achat tout en sachant que je ne croiserai pas d’autre marchand de fleurs sur ma route. Rue Bichat, entre “le petit Cambodge”, “le Carillon” et l’entrée de l’hôpital Saint-Louis, des gens sont là, la police aussi ; au sol, des fleurs, des bougies, et du sang. Devant l’entrée de l’hôpital, une longue file de personnes qui patientent pour donner leur sang, je les aurais bien rejoint, mais j’ai été transfusée suite à une erreur chirurgicale, cette possibilité de “faire corps” avec la vie (?) m’est donc inaccessible. Je déambule entre les gens, quelqu’un passe en disant : “c’est con, j’ai oublié de prendre mon appareil photo”, un journaliste Italien braille une commentaire dans un micro ; dans cette enchevêtrement de caméras, d’appareils photos, de portables, de micros, quelques rares personnes sont seules, quelques unes sont venues avec leurs enfants, recueillies, elles sont silencieuses. J’ai envie d’étreindre quelqu’un, quelqu’une. Je n’ose pas. Je décide finalement de remonter la rue Bichat pour me diriger vers République mais, au coin de la rue du Faubourg du Temple qui est presque déserte, il y a un barrage. Un homme arrive devant, en vélib, il dit aux policiers qu’il veut se rendre dans une boulangerie qu’il désigne en pointant du doigt par-delà le barrage. On lui répond qu’elle est fermée, il s’énerve, la boulangerie qu’il veut rejoindre se trouve au-delà d’un autre barrage que l’on voit, plus bas, devant les cafés “Casa Nostra et “la Bonne Bière”. On lui répète qu’il ne peut pas passer, qu’il faut qu’il fasse le tour, alors l’homme se détourne et hurle dans le silence en partant : “C’est toujours pareille, c’est comme avec les manifestions, ce sont toujours les gens qui n’y sont pour rien qui sont emmerdés.” Les flics se regardent, haussent un peu les épaules et esquissent un sourire. Je rebrousse chemin, je repasse par la rue Bichat, deux jeunes gens que je croise sont rivés à l’écran de leur portable, leurs commentaires, à la fois fascinés et amusés, concernent le sang qu’ils ont vu par terre ; constatant que je les ai entendus, ils baissent un peu le ton. J’ai l’impression de marcher dans un film, derrière la pellicule, les gens joyeux me fascinent, sur la place de la République, dans le bruit continu des sirènes, des amoureux s’embrassent en marchant, une femme, tout sourire, traverse l’esplanade d’un bon pas, un adolescent fait du skateboard, ce sont eux, surement, qui ont raison ? Y a-t-il une vérité pour dire le “bon état” dans lequel se trouver ? Sur la statue de la République, une grande banderole en papier kraft décrète : “J’être humain”, une confusion d’être jeté, me dis-je, qui dit bien “l’étagère” du jour… Au pied de la statue, des mots, d’une extrême à l’autre, ils proclament la France invincible, guerre aux barbares, assez de guerres, soutenons les migrants. Au milieu des papiers, une croix de Lorraine est faite de petites bougies rondes. Plus loin, des hommes sont en train de tagger une immense phrase pour l’instant incompréhensible. Je reste là, fascinée par leur geste, et par l’émergence de mots mystérieux. Les minutes passent et le dessin se précise : Fluctuat Nec Mergitur. Avec un homme, manifestement SDF, nous nous interrogeons sur la signification exacte de cette devise… “il flotte mais ne sombre pas”… ça ne semble pas logique, la question porte sur Nec, l’homme me dit que cela ne veut pas dire “mais”, mais plutôt “même que”, ce serait donc plutôt : “il flotte, au point même qu’il ne sombre pas”. Mon interlocuteur et moi poursuivons longuement notre discussion, nous parlons principalement de la peur de la confusion, au cours de notre conversation, il me dit que c’est lui qui a fait la croix de Lorraine en bougie, et que, malheureusement, il n’en avait pas assez pour faire le V qui entoure la croix. Nous nous quittons, manifestement rassérénés par ce moment que nous avons passé ensemble, nous nous saluons en formant le vœu de nous recroiser un jour. Des touristes sont en train de photographier le tag en train de s’embellir et je passe un moment à faire des traductions de cette maxime, forcément mystérieuse pour eux. Un taggeur me confirme la traduction proposée par l’homme avec qui j’ai parlé. Parler fait du bien, rire aussi.

Pourquoi continuer ? Les jours avancent, une semaine est passée, qui s’intéressera au quotidien banal et un peu prostré d’une parisienne en peine de deuil ?

Je suis retournée à la République le lendemain, avec une affichette à coller sur la statue : En haut, en rouge : “Pas de réponse aveugle à l’aveuglement”. En dessous, une photo de gens au repos après une manifestation ; dans le fond, sous l’œil interrogateur d”une jeune fille manifestement issue de l’immigration, quelqu’un tient une pancarte sur laquelle on peut lire : “Le partage sauvera le monde”. En dessous de la photo, en vert : “Démocratie = Débat”, puis quelques phrases sur la nécessité de se poser, de réfléchir ensemble, de débattre vraiment.

La pluie étant passé par là, ne reste plus aujourd’hui, visibles, que la photo et “Pas de réponse aveugle à l’aveuglement”.
Cette phrase est comme un trou noir ais-je finalement constaté, longtemps après l’avoir écrite.
J’ai aussi eu le temps de regarder de plus près la traduction de Fluctuat Nec Mergitur, la phrase s’est éclaircie, en fait, le mot mystérieux était Fluctuat.
Il tangue mais ne sombre pas.

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Commune

Paris 20e Arrondissement 75020

Intensité selon le témoin

3 / 10